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Ecrit dans le feu
de l'action

Journal de guerre

Henri Aimé Gauthé fut d'abord agent de liaison puis téléphoniste. Son journal de guerre fut écrit dans le feu de l'action. Henri devait avoir les doigts trop souvent sales, les ongles cassés du fantassin... Après la guerre, Henri devra reprendre la direction de l'entreprise paternelle, en remplacement de son frère aîné, tué pendant les premiers mois du conflit
Les textes de cette page sont des extraits du livre Paroles de Poilus de Jean-Pierre Guéno des éditions Tallandier

La traversée de Commercy

traversée d'un village par les poilus en 1914
La traversée de Commercy se fit au pas cadencé arme sur l'épaule. Il importait de ne pas offrir le spectacle d'un troupeau incohérent et flasque. Montrer à la population les signes extérieurs d'une troupe organisée et disciplinée. Dieu! Que c'est long ce bourg ! Si je traînais au pas un sabre à gland de crin, comme je penserais différemment sans doute ! Mais ma baïonnette s'empêtre dans mes cuisses; mon col tiré en arrière m'étrangle... une deux ! Va z'y c'est beau! Regardez bourgeois, notre pas cadencé permet à votre volaille de cuire en son four. Par hasard, en levant les yeux, j'aperçus une fillette jolie et mièvre un peu... A voir ses yeux émus et admiratifs, j'ai compris que sans doute nous étions beaux... Et grands.
Nous allions par là-bas, où l'on meurt, où l'on est défiguré, haché, déchiré... Et nous y allons... Au pas, au son des cuivres aigus... Nous portons dans nos cartouchières la mort. Nos fusils tuent. Nous sommes forts et doux peut-être... Nous sommes une bête formidable qui pourrait broyer cette enfant, sans la voir, sans entendre ses cris et sa plainte. Son admiration est une vague d'effroi et de piété. Nous sommes un énorme troupeau de formidables douleurs... Nous sommes un rempart des joies de l'amour, du bonheur... Sans accepter cette tâche, nous mourrons pour elle... Peut-être cette enfant ignorante, naïve, coquette ne l'a-t-elle pas compris. Mais elle l'a senti... Son regard me réchauffe, son admiration m'a fait tendre le jarret, son sourire m'a donné, du coeur... Elle était peut-être tout simplement jolie ! A mes côtés, sous son regard, mes camarades eux aussi se sont redressés... Mille rêves ont peut-être caressé leur pensée... Un charme sensible paraît les avoir touchés et parce qu'une fillette les voyait, ils eurent un regard plus serein et plus clair, une démarche plus ferme, un front plus guerrier

Cette putain de guerre

La foi me manque; j'ai une foi stérile et creuse. Elle ne sert pas de moule à ma vie. Elle n'entretient pas une mystique à mes actions. Elle n'éveille qu'occasionnellement ma soumission.
Mes nerfs crient et se froissent à certaines imaginations, et dans mon chaos, je ne trouve de causes et de raison à mes souffrances que le besoin de jouir et de paraître chez mille qui ne sont point à la peine. Et si je refuse de souffrir pour leur donner des honneurs ou de la joie, des richesses et des maîtresses jeunes, jolies et parfumées, je ne suis pas assez austère pour agréer l'attente de ces maîtres, et j'ai l'estomac trop vide. Je suis trop sale et j'ai trop de poux. Je ne peux croire que c'est le fumier qui fait la rose — et que notre pourriture acceptée par le camp et la tranchée, que notre révolte, que notre douleur feront de la justice ou du bonheur. Et quel égoïsme de dire à son frère : tu mourras pour que je sois heureux ! N'est-ce pas là toute la guerre et ce calcul n'est il pas le squelette effarant qu'on cache sous les oripeaux d'honneur, de devoir militaire, de sacrifice?
Chaque putain de guerre représente les mille douleurs de celui qui la porte, mille morts de ceux que le combat a fauchés, et les mille jouissances des ventres et des bas-ventres de l'arrière. Voilà ce qu'elle crie cette putain de guerre : celui qui me porte est un naïf qui croit que les mots cachent des idées, que les idées feront du bonheur, et qui n'a pas vu quelles bacchanales son dévouement permettait derrière le mur formidable des discours, des proclamations, des compliments et de la censure.

La blancheur des mains

oficiers en 1914-1918
La marque extérieure de la distinction du militaire est la blancheur des mains. Je m'efforce de soigner les miennes : c'est un besoin, surtout quand j'ai le cerveau clair si bien qu'en regardant mes mains, je vois la netteté de mon esprit. Et des jours, j'ai les mains bougrement sales ! D'autres jours, je les admire et les contemple. Elles semblent vivantes d'une autre vie que la matérielle. Je sens en les voyant ce que je peux entreprendre comme d'autres voient ce qu'ils peuvent saisir. La main ne montre pas que des déformations professionnelles; elle est la preuve d'une mentalité.
On dit volontiers dans les journaux que cette guerre aura donné la mesure de chacun. Si c'était vrai, je n'aurais pas à être fier de ma valeur : la guerre n'a rien dévoilé en moi de remarquable et elle a éteint la plupart des qualités d'esprit ou de coeur que je pouvais posséder. Je suis devenu étranger à l'histoire, la mathématique, la littérature, et misanthrope. Je déteste plus que jamais l'homme que je représente trop et qui a dépouillé le manteau de la politesse et de la bonne tenue. Il est maintenant une bête nue à mes yeux et il n'est pas beau. La guerre ne m'a pas montré une France intègre, unie, intelligente, organisatrice et douée. J'ai lu trop de faux récits, trop de prose héroïque, trop de communiqués mensongers. Je ne crois pas à la généralité du courage, des mots sublimes ; Je sais la valeur des croix de guerre, des galons. Je sais comment on les gagne... et que s'ils ne prouvent pas que le titulaire n'est pas relativement à la presque hauteur de sa tâche, ils ne prouvent pas non plus qu'il est particulièrement remarquable.
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Les textes de cette page sont des extraits du livre Paroles de Poilus de Jean-Pierre Guéno des éditions Tallandier